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Photo du rédacteurThibaud Bages

La France moche n’existe pas, avec Eric Chauvier

L’anthropologue Eric Chauvier écrit en 2011 Contre Télérama, un pamphlet qui s’oppose aux représentations du périurbain portées par l’hebdomadaire du même nom.


En février 2010, les marchands de journaux français installent dans leur rayonnage le deuxième numéro du mois du célèbre hebdomadaire culturel. Sur la couverture, les lecteurs découvrent un paysage familier : des enseignes franchisées, présentes dans l’ensemble du territoire national, les Jennyfer, Gémo, Toys’R’Us ou McDonald’s tant fréquentés que détestés. De ce paysage d’enseignes se dégage également un mode de déplacement dominant, l’automobile, dont l’infrastructure routière, le panneau annonçant un rond-point mais aussi les immenses parkings confirment la présence. C’est enfin, et surtout, le titre de cette une qui est resté dans les mémoires : « Halte à la France moche ! ». Les lettres rouges de police sans empattement sur un fond de ciel grisâtre glacent, horrifient, mais aussi interpellent sur ce que sont devenues ces zones commerciales. L’hebdomadaire réserve ensuite plusieurs pages à un article qu’il intitule « Comment la France est devenue moche ». Les deux journalistes déclinent, point par point, leur considération esthétique du périurbain commerçant, dénonçant ainsi la laideur des hangars et de l’habitat pavillonnaire facilité par un urbanisme débridé par la décentralisation et l’absence de durabilité de ce modèle urbain. Les enseignes de la grande distribution (Leclerc, Carrefour, Intermarché, etc.) sont présentées comme les « aménageurs en chef de l'Hexagone », accusés d’anéantir le tissu commerçant de centre-ville. La France aurait favorisé ces hypermarchés (le territoire français compte 1 400 hypermarchés de plus de 2 500 m²) et permis que 70 % du chiffre d'affaires commercial soit réalisé en périphérie des villes (contre 30 % en Allemagne). Au-delà de la localisation de ces zones commerciales, c’est leur forme urbaine, pensée au service des usages automobiles, qui produit le jugement esthétique des auteurs : les ronds-points, la concomitance de ces réalisations avec le maillage national en autoroutes, rocades et contournements mais aussi les panneaux publicitaires qui envahissent les bas-côtés.


Le livre de Chauvier est un cri de résistance des périurbains contre la une de Télérama. Dans un travail d’une grande humanité, construit à partir d’impressions, de petits évènements, l’auteur révèle une routine du mode de vie périurbain, négligé par les mots de l’hebdomadaire. La dépendance à la voiture, la rugosité de certains liens de voisinage mais aussi la standardisation des formes architecturales sont présentées sans ménagement. Pourtant, une réalité de vie se dégage de cette lecture. Ainsi, la possibilité de trouver dans ces maisons identiques (ces « franchises individuelles » ainsi nommées par l’auteur) une intimité invisible de même que les appropriations des espaces publics par les adolescents, invitent à considérer la singularité de ces territoires. Le jugement esthétique du magazine de télévision est évidemment central dans les mots choisis par l’auteur. Le livre est construit comme une succession de « mots-clefs », dont nombre d’entre eux (« seuil », « neige », « franchises » ou encore « répit ») permettent à l’auteur d’opposer à l’accusation de mocheté, la capacité des périurbains à habiter et s’approprier leurs espaces. À Télérama enfin, l’auteur répond : « qui sont-ils, ces journalistes centralisés pour décréter la laideur de notre périurbanité ? Qui sont-ils pour porter ce jugement qui, en suggérant de raser notre cadre de vue pour reconstruire je ne sais quel Eden, le rend indigne d’être étudié comme une tribu amazonienne ou une secte dangereuse ? »


En moins de 50 pages, Éric Chauvier nous convainc que, si le périurbain français est marqué par ses marges, ses ratés et dysfonctionnements, aucun jugement esthétique et aucune distance hautaine ne sauraient révéler pleinement la complexité des vies qui s’y réalisent.


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