Réalisé dans le cadre d'un échange Erasmus à Montréal en 2021, ce texte a été repensé pour être partagé sur cette page.
Le Quartier des spectacles apparaît aujourd’hui comme le centre névralgique de la culture montréalaise. N’occupant qu’un kilomètre carré de la ville, ce quartier est connu pour abriter la plus forte concentration et la plus grande diversité de lieux culturels à l’échelle de l’Amérique du Nord. On y retrouve en effet de nombreux espaces ouverts au public, dédiés à des représentations ponctuelles ou à des installations éphémères. Parmi celles-ci, les festivals Igloofest et Francofolies mais aussi de façon plus pérenne la SAT (Société des arts technologiques). Le quartier regorge également de salles de spectacles, de lieux d’exposition et s’est dynamisé grâce à l’installation de nombreux restaurants. Le Quartier des spectacles se veut alors un espace attractif à l’échelle de la ville, voire de la région, par la pluralité et la richesse des services qu’il propose, pour un public intergénérationnel et cosmopolitain auquel il ouvre grand ses portes.
Source : igloofest.ca
Cependant, le quartier à la devise « Vivre, créer, apprendre et se divertir en ville » est porteur d’un héritage bien plus ancien que veut le faire entendre sa campagne de lancement au début des années 2000. Officieusement, la portée de ce projet de grande envergure est bien plus profonde. En implantant une nouvelle identité visuelle à cet espace disparaît alors l’ancien quartier majeur du Montréal du XXe siècle: le Red Light. Ce quartier, décrit par Proulx dans La grande histoire du Red Light (1993), comme un « havre de paix pour toute la pègre du continent », est en effet vu comme la tête à abattre du « nouveau Montréal » qui se veut bien plus présentable et réglementé.
Aux origines du Red Light
Le Red Light occupe l’actuel Quartier de Spectacles, des années 1920 à 1980. A cette époque, la ville est encore la capitale économique du Canada et représente donc un centre important pour les industries. Néanmoins, dès le début du XXe siècle, Montréal se voit attribuer une l’image d’une ville ouverte aux vices. Étant grandement fréquenté par la mafia américaine, le quartier du Red Light devient un lieu de commerce pour les boissons alcoolisées provenant des États-Unis, jusqu’alors en prohibition dans ce pays tout comme dans les autres provinces du Canada. Quant à lui, le Québec adopte une vision plutôt libérée sur le sujet. Le mot d’ordre : la tolérance. Montréal, bassin d’activités économiques gorgé de touristes attirés par cette émancipation des valeurs conservatrices, à une époque autrement assez restrictive, se voit attribuer la réputation de « ville de fête » comme le présentent Charlebois et Lapointe dans Scandale! : le Montréal illicite (2016). Une nouvelle économie du divertissement se développe et le Red Light devient alors un quartier de divertissement, avec une concentration élevée d’établissements érotique et de maisons de jeu.
Le paysage de pouvoir du Red Light est représenté par la présence du crime organisé, par l’idéologie dominante de la tolérance aux vices ainsi que par les intérêts économiques en lien avec les activités illicites. Le quartier attire donc une population très éclectique; qu’il s’agisse de personnes recherchant les services des travailleurs du sexe, s’adonnant à des activités illicites telle que la pratique de jeux de hasard, la vente et la consommation d’alcool et de drogue, de migrants et autres marginalisés ; l’ensemble de ces groupes semble créer une communauté complice à laquelle s’ajoutent les 4 000 résidents du quartier. En effet, la diversité des groupes sociaux et ethniques installés crée un espace accueillant pour les personnes s’identifiant plus difficilement aux normes de la société de l’époque et constitue donc un refuge pour les personnes marginalisées.
Carte des activités du Red Light et du Quartier des spectacles
Réalisation : auteure (2021) ; Sources : Namaste,V. (2005), Bourassa, A-G. et Larrue, J-M. (1993) et Archives de la ville de Montréal (1944)
Pendant de nombreuses années, le gouvernement et la police ferment les yeux sur le Red Light, du fait des grandes retombées économiques qu’il engendre pour Montréal. Cependant, la tolérance des autorités s’oppose de plus en plus à la moralité, à une époque où les autorités religieuses ont encore une place importante. Ainsi, des autorités de l’Église, auxquelles s'ajoutent différents acteurs, souhaitent la destruction du Red Light au nom de la protection de la jeunesse, de la santé publique ainsi que pour le contrôle de la sexualité et des vices, et mènent un combat contre le quartier.
La dissolution du Red Light
C’est à partir de 1944 que le paysage de pouvoir du Red Light change définitivement. La tolérance envers les vices diminuant, l’entité au pouvoir est redéfinie par l'armée et les idéologies dominantes évoluent. La municipalité et les politiciens tentent d’épurer le quartier. Pour ce faire, une enquête nommée « Montréal, ville ouverte » est lancée en 1940. Par la suite, dans les années 1950, plusieurs interventions ont lieu dans le secteur afin de réduire l’importance des activités illicites. Sous la supervision de Pacifique Plante, avocat, et Jean Drapeau, maire de l’époque, une commission d’enquête publique sur la « pègre » de Montréal est entamée en 1954: le Rapport Dozois, qui s’accompagne d’une campagne de moralité afin de démanteler le réseau mafieux et de détruire les commerces illicites, pour éventuellement permettre un réaménagement majeur du quartier.
Source : avenues.ca.
Anciennes habitations d’un secteur du quartier du Red Light.
Le paysage du Red Light se métamorphose, Montréal « fait le ménage », les entrepreneurs et la ville mettent en place des salles de spectacles, des lieux publics de diffusion culturelle et festivals afin de donner au paysage cette importance culturelle. Le Quartier des spectacles naît, vendu au public pour sa valeur culturelle, faisant du secteur le pôle culturel de Montréal. Ce changement de paysage s’accompagne alors d’une gentrification du quartier. La présence du Red Light s’estompe peu à peu pour donner à cet espace un aspect plus « acceptable », soutenu par la construction d’habitations luxueuses. La population change, le quartier est davantage fréquenté par les Montréalais que les touristes et les classes défavorisées, jusque là dominante, se voient peu à peu exclues du paysage.
En 1957, afin d’épurer le quartier, une solution radicale est entreprise: les bâtiments sont détruits afin de faire place à des logements sociaux répondant aux attentes morales de l’époque: les habitations Jeanne-Mance. Un ordre social est imposé, privilégiant les normes judéo-chrétiennes ainsi que la représentation symbolique d’un quartier culturel “typiquement” montréalais. Dès lors, les commerces et lieux liés aux activités illicites voient leurs portes fermer progressivement. Ces espaces sont alors remplacés par des lieux culturels aujourd’hui majeurs dans la vie culturelle montréalaise. Parmi eux, le Gayeté, ancien cinéma et salle de burlesque, devenu par la suite la Comédie canadienne puis le Théâtre du Nouveau Monde.
Source : Le Devoir. Habitation Jeanne-Mance.
Néanmoins, malgré tous les efforts de la ville, les habitants de l’ancien Red Light se battent encore aujourd’hui pour lutter contre l’effacement de ce quartier mythique.
Les traces du Red Light aujourd’hui
Ce quartier, malgré sa dissolution flagrante, demeure ancré dans le paysage québécois. Qu’il soit question d’imaginaire ou de traces physiques, certains symboles perdurent encore. Parmi eux, le plus évident reste sans doute le Café Cléopâtre. Cabaret et club de strip-tease, ce lieu emblématique du Red Light continue aujourd’hui son activité. Après une longue bataille judiciaire, l’établissement est l’un des seuls à faire valoir sa place patrimoniale dans le quartier et, ainsi, garder ses portes ouvertes aux performeurs dits « alternatifs » et à leur public, et ce malgré les nombreuses tentatives d’expropriations.
Source : walkmontreal.com
En se baladant dans le quartier, il est possible de décerner quelques clins d'œil au feu Red Light. Malgré un changement de vocation, le Bordel comédie club a, par exemple, tenu à garder un nom rappelant l’ancienne activité à laquelle était destiné le lieu. Aussi, l’utilisation de lumières rouges à l’entrée des établissements et commerces érotiques s’affiche comme symbole de résistance.
Au-delà des traces physiques, le Red Light a laissé une empreinte dans l’imaginaire collectif des Montréalais l’ayant connu. Les habitants du quartier peinent à s’entendre avec la municipalité sur la signification du secteur ; le valorisant d’autant plus qu’un sentiment de nostalgie d’un monde mythifié de fête et de liberté grandit. Le mythe du Red Light véhiculé par la population montréalaise est celui d’un quartier marginal, diversifié, urbanisé, éclectique, cosmopolite. Cette image figée dans le temps représente pour la communauté une histoire de déchéance, mais aussi de résilience, oscillant entre nostalgie et utopie. Les archives s’ouvrent alors peu à peu, le MEM (Centre des mémoires montréalaises) réalise une exposition sur les quartiers disparus de Montréal dans laquelle le Red Light occupe une place majeure. Aussi, la ville semble vouloir recréer l’ambiance sensorielle de l’époque notamment grâce à l’utilisation d’un fort éclairage rouge dans l’ensemble du quartier. Si le Quartier des spectacles s’est réellement ancré dans la vie montréalaise de nos jours, le Red Light et l’imaginaire qui l’entoure semblent donc continuer à vivre discrètement dans le quartier.
Malgré la volonté de déconstruire ce territoire, le paysage continue alors partiellement d’exister, bien que grandement modifié. Ainsi, comme le théorise Bresse dans La nécessité du paysage (2018), « l’effacement du territoire n’est pas nécessairement synonyme de la perte du paysage ». Le Quartier des spectacles reste en tout temps le quartier de la fête, de la culture dans son ensemble et est, tout comme son ancêtre, un centre d’attractivité majeur. Malgré une politique d’effacement durement menée contre le Red Light, les usagers du quartier semblent avoir su se saisir à leur manière du Quartier des spectacles et ainsi redonner au quartier cette ambiance nocturne et festive qui en fait ce lieu si singulier.
Photos de 1 à 5. Les lumières rouges, symboles du Red Light
Source : auteure (2021)
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