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  • Photo du rédacteurApril Tourot

Trajectoire institutionnelle des biens communs urbains en Italie : l’exemple du règlement de Bologne

En premier lieu outil d’un discours militant autour de la question de la privatisation du service de l’eau en Italie, les biens communs ou beni comuni font ensuite l’objet d’une réflexion institutionnelle. D’abord objet juridique, le commun « s’institue » aujourd’hui comme un outil de gouvernance urbaine dans de nombreuses municipalités italiennes, aux premières desquelles se situe Bologne. Il s’agit donc ici de revenir sur la trajectoire institutionnelle de ce registre de pratiques et les implications d’un tel processus à l’échelle de la métropole de Bologne.  



La Piazza Maggiore vue depuis la Tour Asinelli.

Dessin : April Tourot 


La spécificité du mouvement social pour les « beni comuni » est l’influence importante qu’il a porté sur la pensée politique et juridique en Italie. La contestation citoyenne contre la privatisation des services urbains de distribution de l’eau en est le point de départ. En 2011, un référendum d’initiative citoyenne est organisé, il représente un point d’orgue dans la lutte contre les politiques néolibérales, de délégation de services publics à des sociétés privées, qui se développent au sein du système italien depuis l’ère berlusconiste. La victoire du « non » à la privatisation du réseau d’eau amène alors certaines institutions à repenser leur gestion des services et espaces publics pour l’ouvrir davantage aux citoyens.


Manifestation à Rimini (Emilie-Romagne) pour la mise en place du référendum citoyen.

Source : Acqua Bene Comune


Parallèlement, des expériences citoyennes d’occupation d’espaces se développent (ex-Asilo à Naples, Teatro Valle à Rome). L’acception commun s’élargit donc de la ressource hydrique aux espaces urbains, vacants ou menacés par des logiques spéculatives. Le terme "communs" dépasse la question de l’opposition à la privatisation de biens, il s’associe aussi à une pratique autonome par la constitution d’une communauté d’acteurs qui œuvre au dépassement de l’antagonisme public-privé pour la préservation.


Cette progressive prise en compte par les institutions d’un outil de revendication venu « d’en bas » repose d’abord sur une mise en accord avec certains éléments des textes juridiques fondamentaux tels que la Constitution et le Code civil. Il y a l’enjeu de légitimer d’un point de vue juridique et auprès des dirigeants politiques cette activité en lui attribuant un statut, en reconnaissant un droit aux communs. C’est la mission que s’est donnée la Commission Rodotà entre 2009 et 2011. Cette commission marque ainsi un tournant dans l’évolution de la pensée juridique autour des communs en les faisant entrer dans les sphères institutionnelles. Dans le contexte spécifique à l’Italie, les biens communs deviennent une réponse tangible pour satisfaire les droits fondamentaux de la personne humaine. En reprenant l’idée d’une fonction sociale de la propriété, la définition des biens communs se fait par leurs usages et non par leur titularité (publique ou privée). L’acception des biens communs n’est d’ailleurs pas unidirectionnelle, des institutions aux commoners, mais vient aussi des expériences de communs. 


En tant que pratique instituante, les communautés locales influencent l’ordre juridique et institutionnel. La Constituante des Biens Communs s’est donc chargée de faire le pont entre pratiques et législation pour donner une existence positive aux communs dans le droit italien. À cet apport pratique de la CBC, l’association Labsus s’est donné pour objectif d’accompagner les collectivités dans la reconnaissance de ce droit des communs et de la légitimité à agir des citoyens. C’est par cette dernière action que les biens communs deviennent une entité à part dans la gouvernance urbaine. Ils sont dès lors considérés comme un moyen de renforcer la démocratie en légitimant l’initiative citoyenne orientée vers l’intérêt général.


S’ouvre alors un processus de légalisation des pratiques citoyennes, qui relevaient de l’informel auparavant. Cette considération juridique légitime l’importance sociale des pratiques de commoning. À Bologne, l’adoption d’un règlement sur les biens communs urbains en 2014 conduit à une nouvelle pratique institutionnelle en Italie : l’administration partagée. La ville de Bologne affirme donc que pour que s’exprime la citoyenneté, il faut que l’administration laisse le droit aux citoyens d’intervenir sur l’espace, et ce à des fins d’intérêt général. La collaboration autour des biens communs urbains est bipartite : d’un côté la société civile émet des propositions de « régénération » ou de « soin » des biens communs urbains et de l’autre la municipalité valide ou non les projets reçus. 


Les expériences de communs à Bologne sont variées et, grâce au règlement, elles se multiplient. Par l’application de ce dernier, on remarque une divergence dans la définition des biens communs urbains selon les contextes et les acteurs impliqués. Cela témoigne de la flexibilité de la notion même de commun, de la valeur patrimoniale à la finalité sociale. Il reste à noter que le dispositif mis en place à Bologne a une traduction résolument spatiale. Dans le cas de la patrimonialisation citoyenne des portiques, le registre des biens communs est utilisé par les pouvoirs publics comme un moyen de valoriser l’espace urbain de façon collaborative. En ce qui concerne la récupération d’ensembles immobiliers vacants, par des collectifs ou associations dans la plupart des cas, le commun correspond avant tout à la réappropriation et la requalification d’un espace par et pour les habitants. Toutefois, la portée des interventions reste limitée, souvent restreintes à l’échelle micro-locale, soit celle du projet.


Les portiques dans le quartier Santo Stefano, entretenus par un collectif d’habitants dans le cadre d’un pacte de collaboration avec la ville de Bologne

Source : April Tourot


L’outil technique des pactes de collaboration et la rhétorique des communs servent l’objectif d’une gouvernance urbaine plus démocratique et s’inscrivent dans une logique de production spatiale « par le bas ». Néanmoins, bien que la ville de Bologne défende une ambition résolument inclusive par ce règlement sur les biens communs urbains, elle conserve dans son fonctionnement une logique descendante, de l’administration vers les citoyens. Celle-ci s’explique par la nécessité d’obtenir l’accord de la municipalité pour prendre soin ou régénérer certains espaces urbains, de propriété publique comme privée. Ce mécanisme témoigne donc d’un certain centralisme municipal et amoindrit l’autonomie et la spontanéité des pratiques associées aux biens communs urbains. Dès lors, le public semble s’accaparer de la question des biens communs urbains au détriment des communautés locales. Si la production spatiale apportée par ce dispositif est manifeste, le « produit » social des biens communs urbains reste néanmoins déterminé par les injonctions de l’administration. Ce sont aujourd’hui les expériences de communs non-institutionnalisées qui continuent de porter l’essence du mouvement des communs italiens en tant qu’outil de revendication politique contre un ordre établi, indépendant voire dans l’opposition à la gestion publique.


Cet article est issu d’un mémoire de Master 1 réalisé en 2023 sous la direction d’Eric Denis, Directeur de recherche CNRS et Fanny Cottet, doctorante. 


Bibliographie : 


Bailey et Mattei. « Social Movements as Constituent Power: The Italian Struggle for the Commons ». Indiana Journal of Global Legal Studies 20, no 2 (2013): 965.


Dardot, et Laval. « Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle », 2015.


Eynaud, Léa. « De quoi les communs urbains sont-ils le nom ? » Métropolitiques, 1 juillet 2019. 


Festa, Daniela, et Pierre Charbonnier. « Biens communs, beni comuni (Tracés, Hors-Série 2016) ». 


Grossi, Paolo. Un altro modo di possedere: l’emersione di forme alternative di proprieta alla coscienza giuridica postunitaria. Per la storia del pensiero giuridico moderno. Milano: Giuffre, 1977.


Marella, Maria Rosaria. « La propriété reconstruite : conflits sociaux et catégories juridiques ». Tracés, no#16 (1 octobre 2016): 195‑210.


Orsi, Fabienne. « Biens publics, Communs et Etat : quand la démocratie fait lien », 2016.


Vercellone, Antonio. « L’Expérience des biens communs en Italie ». Sens public, 18 janvier 2022.



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