Ville mythique pour les passionné·e·s de l’Amérique latine et de l’art urbain, Valparaíso n’a rien à envier aux capitales européennes. Mais devenir une destination touristique d’excellence a un coût. Quid de l’authenticité du patrimoine ? Quid de la durabilité du développement économique ? Et surtout, quid du suffrage des habitant·e·s ?
Valparaíso est une ville située au sud-est de l’Amérique latine, plus précisément sur le littoral chilien, au nord-ouest de Santiago de Chile, la capitale, dont elle est historiquement l’avant-port. Elle est la capitale de la région et de la province homonyme et la deuxième ville du pays en termes de population.
Elle est construite dans une baie qui prend la forme d’un amphithéâtre naturel longeant l’océan Pacifique composé de 42 collines, les cerros, allant jusqu’à 500 mètres de haut et où réside 90% de la population, et d’une étroite bande de terre littorale, le Plan, qui représente le centre administratif et commerciale de la ville. Cette morphologie particulière du site confère à la ville d’importants atouts paysagers visibles sur l’image 1, qui lui valent les surnoms de « joya del Pacífico » (joyau du Pacifique) ou de « pequeña San Francisco » (petite San Francisco).
Image 1 : La baie de Valparaíso, un paysage de “carte postale”. Source : El Mercurio de Valparaíso.
L’histoire de Valparaíso est celle de sa relation ville/port. Escale obligatoire pour tous les navires désireux de passer d’un océan à l’autre par le détroit de Magellan, c’est grâce à son port que la ville connaît son âge d’or lors de la première mondialisation. Elle acquiert ainsi un grand rôle commercial et financier et devient un haut lieu de migrations européennes. Mais c’est aussi à cause de son port que Valparaiso connaît un déclin tout au long du XXème siècle, suite à l’ouverture du canal de Panama en 1914.
À la fin de la dictature dans les années 1990, plusieurs projets de requalification de la ville sont élaborés par diverses acteurs (Municipalité, État, associations d’habitant·e·s) qui s’accordent sur la nécessité de patrimonialiser la ville pour permettre sa mise en tourisme, attirer de nouveaux investisseurs et ainsi changer l’image d’une ville au taux de chômage élevé et aux conflits sociaux nombreux. C’est à ce moment qu’un divorce s’opère entre la ville et son port, puisque le renouveau de la ville passe par sa tertiairisation, tandis que l’activité commerciale et industrielle du port stagne. Ce divorce est confirmé par la semi-privatisation du port en 1999, confié à l’Empresa Portuaria Valparaíso (EPV), séparant définitivement la gestion du port et de celle du reste de la ville.
Les différentes dimensions de la requalification
UNE PATRIMONIALISATION SÉLECTIVE ET AMBIGUË
La patrimonialisation occupe une place centrale dans la requalification de la ville qui s’amorce alors. Toutes les difficultés urbaines (vétusté, pauvreté, mauvaise gestion des déchets, risque d’incendies…) identifiées sont traitées dans le cadre de la politique de patrimonialisation, puisque leur résolution est considérée par les acteurs publics comme nécessaire au maintien de la ville sur la liste du Patrimoine mondial de l’Humanité (son inscription date de 2003).
Cette patrimonialisation passe par la mise en place de zonages à partir du périmètre de la zone tampon UNESCO, progressivement étendue à l’ensemble de la ville. Il s’agit alors de restaurer, réhabiliter et requalifier tous les éléments architecturaux et décoratifs qui font référence à l’âge d’or de la ville et à ses origines européennes, en supprimant et/ou en occultant les autres. Sont, par exemple, mis en valeur les toits mansardés (au lieu des toits plats), les façades de couleurs vives et l’architecture victorienne (bow-window, chiens assis…), comme le montre l’image ci-dessous.
Image 2 : Un exemple de réhabilitation standard. Source : Gonzalez Lagos, 2008.
Néanmoins, il ne faut pas se tromper sur le caractère supposément « authentique » du patrimoine historique de la ville : un grand nombre d’édifices a été détruit par les réguliers séismes et incendies qui ravagent la ville. Comme l’a montré le géographe français Sébastien Jacquot, la patrimonialisation ne correspond pas à une « mise sous cloche » ou à une « muséification » de la ville. Il s’agit plutôt de suivre l’évolution naturelle des quartiers, sans freiner leur développement économique, en produisant un paysage conforme à un certain imaginaire patrimonial dans une optique de marketing territorial. Par exemple, l’hôtel Brighton, construit en 1996, est présent sur toutes les cartes postales car son architecture néovictorienne assez chargée est considérée comme typique de la fin du XIXème siècle.
Image 3 : L’hôtel Brighton, symbole d’une patrimonialisation à l’authenticité parfois douteuse. Source : Jacquot, 2001.
UNE MISE EN TOURISME À LA FOIS CAUSE ET CONSÉQUENCE DE LA PATRIMONIALISATION
La patrimonialisation de Valparaíso est un processus qui va de pair avec la promotion d’un « tourisme culturel ». Ce lien est confirmé par les travaux de Chareyron, Da Rugna et Jacquot (2013) qui montrent une superposition entre la zone tampon UNESCO et les lieux de concentration des pratiques photographique touristiques.
Image 4 : Les pratiques photographiques à Valparaiso. Source : Chareyron, Da Rugna et Jacquot, 2013.
La mise en tourisme passe par l’aménagement de longues promenades urbaines (miradores) le long des collines, la rénovation des funiculaires, l’installation de micro-entrepreneur·se·s du tourisme (Bed & Breakfast, restaurants, bars, galeries…) sur les collines Alegre et Concepción, la mise en valeur de l’art urbain, la création de musées ou encore la création d’un port de ferrys.
La requalification et la mise en tourisme porte ses fruits. Selon le SERNATUR, le service national du tourisme, la région de Valparaíso est aujourd’hui la seconde région chilienne en termes d’arrivée dans les établissements hôteliers ou de nuitées, derrière la région de Santiago, alors qu’entre 1999 et 2004 elle apparaissait seulement en quatrième ou cinquième position.
UN JEU D’ACTEURS SOURCE DE CONFLICTUALITÉS
Cette requalification se caractérise par la primauté des acteurs publics en termes de décisions et de financements. Ces acteurs publics regroupent la Municipalité, l’État, l’UNESCO et, dans une certaine mesure, l’EPV (un organisme gestionnaire semi-public contrôlé de loin par l’État).
Des acteurs privés locaux tels que les entrepreneurs du tourisme jouent aussi un rôle important. Néanmoins, ils se sentent souvent écartés du processus de décision, ressenti comme exogène. Cela se traduit par d’importants mouvements de contestation citoyenne, portés par des associations de voisinage ou d’habitants tels que Ciudadanos por Valparaíso, qui se cristallisent autour de trois sujets majeurs.
La préservation du paysage et du patrimoine : les habitant·e·s des cerros militent pour l’extension des zones de conservation patrimoniale et pour la limitation des constructions en hauteur qui obstruent les vues sur la mer.
La gentrification touristique : depuis les années 2000, les habitant·e·s se mobilisent également contre les formes prises par le développement du tourisme sur les cerros Alegre et Concepción (nuisances nocturnes, remplacement de la trame commerciale de proximité par des restaurants ou des galeries, hausse des loyers, remplacement des locations par des hôtels ou des résidences secondaires destinées à la bourgeoisie de Santiago, tarification des ascenseurs urbains…), qui correspond aux prémices d’un processus de gentrification.
L’accroissement des inégalités socio-spatiales : Valparaíso est une ville inégalitaire et pauvre (1). On reproche souvent à la Municipalité de concentrer les financements sur le centre historique en oubliant les habitant·e·s du haut des collines, victimes d’une ségrégation verticale forte. Pour ne prendre qu’un exemple, le développement du street art et la valorisation des façades de couleurs vives sont parfois vus comme des cache-misère alors que certaines parties de la ville connaissent un état d’abandon, de vétusté et de détérioration fort.
La mobilisation des associations d’habitant·e·s contre un trop fort développement du tourisme est ambivalente puisqu’eux-mêmes, pour la plupart, vivent du tourisme. Néanmoins, cette mobilisation prend sens puisqu’il s’agit de préserver un cadre de vie notamment caractérisé par une certaine tranquillité, par des loyers accessibles et par un paysage “préservé”.
La question de la mixité fonctionnelle et de la difficile intégration du port à la ville
UNE MIXITÉ FONCTIONNELLE COMMUNALE : VERS UNE TRANSFORMATION DU FRONT PORTUAIRE EN ZONE RÉCRÉATIVE
Face à la stagnation économique du port (2) du fait des évolutions des dynamiques de la mondialisation, les acteurs publics et privés se mobilisent depuis les années 1990 pour le développement du secteur tertiaire (tourisme, culturel, enseignement & recherche) et le maintien d’une activité industrielle et commerciale d’exportation. L’objectif visé est de diversifier les fonctions productives pour surmonter la crise, en valorisant leur complémentarité. Émerge alors l’idée de transformer le port en zone touristique et récréative. Cela passe, par exemple, par le développement d’un port de passagers à l’est du quai Barón et par le développement d’une trame commerciale récréative adaptée à une clientèle nord-américaine et européenne. Ainsi, le quai Barón (aujourd’hui Muelle Barón), construit dans les années 1910 pour l’importation de charbon, a été détruit en 1985 à cause d’un séisme, et restauré depuis en promenade piétonne, bordé de deux grues de déchargement gigantesques conservées en guise de souvenirs.
UNE FRONTIÈRE MAINTENUE ENTRE LA VILLE ET LE PORT
Néanmoins, malgré ces efforts, il serait faux de prétendre à une véritable intégration du port à la ville, car il existe toujours une vraie coupure physique et matérielle entre le port et le centre-ville, matérialisée par une ligne de chemin de fer. Le port est inaccessible pour les citadin·e·s et l’océan n’est visible que depuis les cerros. La photographie suivante le montre à merveille.
Image 5 : Une coupure nette entre le port et la ville matérialisée par les axes de transport (en rouge). Source : autrice.
L’opposition ville/port se matérialise aussi, dans une certaine mesure, par une opposition entre des acteurs qui n’ont pas les mêmes compétences, puisque la Municipalité, à la recherche d’une mise en tourisme du front portuaire, doit parfois aller à l’encontre des décisions prises par l’EPV gestionnaire du port, qui cherche à développer l’activité portuaire et commerciale.
LE MAINTIEN D’UNE OPPOSITION CITOYENNE
La transformation du front portuaire en zone commerciale et ludico-touristique ne fait pas non plus consensus parmi les habitant·e·s de Valparaíso, mobilisé·e·s au sein de Ciudadanos por Valparaíso et du Comité de Defensa de Valparaíso et prêts à entreprendre des recours en justice, pour préserver les paysages urbains, maintenir une activité portuaire et éviter le développement d’un tourisme excessivement marchand et déconnecté de la ville.
Ce n’est pas tant la mixité fonctionnelle qui pose question et qui fait l’objet d’une contestation, mais le mode d’action de la Municipalité qui ne prend pas ou peu en compte l’avis des habitant·e·s et qui manque d’un projet cohérent réfléchi à l’échelle de la ville dans son entier.
L’exemple du Mall Puerto Barón, une requalification urbaine à l’origine de conflits d’acteurs
Le projet d’un monumental centre commercial jouxtant le quai Barón est élaboré en 2013 par la Municipalité. Néanmoins, l’opposition de Ciudadanos por Valparaíso - qui pour slogan « que nadie nos tape la vista » (que personne ne nous cache la vue) - à l’impact paysager du projet est précoce. Elle les pousse à alerter l’UNESCO qui dénonce une « rupture du paysage urbain », menant à l’annulation du projet en 2017.
Image 6 : Modélisation 3D du projet. Source : cerroconcepcion.org
UNE MIXITÉ FONCTIONNELLE PARTIELLE ET INACHEVÉE
Ainsi, si la mixité fonctionnelle est réelle à l’échelle de la ville, elle l’est beaucoup moins à l’échelle locale. En effet, l’organisation productive de la ville est telle qu’une réelle séparation matérielle et paysagère existe entre les quartiers qui sont souvent consacrés exclusivement à un certain type de fonction productive. Comme le montre l’image 4 ci-dessous, les activités récréatives sont généralement exclues du front portuaire, tandis que la fonction résidentielle est concentrée sur les hauteurs de la ville du fait de la pression de la gentrification touristique.
Image 7 : Répartition des fonctions productives à Valparaíso. Source : autrice.
QUELLES AMBITIONS POUR LE PLADECO 2019-2030 ?
Le 22 décembre 2020, un nouveau Plan de Développement Communal (Plan de Desarrollo Comunal), le PLADECO 2019-2010, a été approuvé par le conseil municipal. Celui-ci reconnaît un manque de mixité fonctionnelle et pose la question de l’intégration des différentes fonctions productives.
« Une disjonction entre l’expansion du port, les dynamiques des universités et la croissance touristique se maintient. […] Ces pôles productifs, pensés et construits séparément, sans considérer suffisamment les éléments du territoire, ont tendance à s’annuler les uns les autres. » (3)
Le PLADECO souligne la nécessité de remédier à ces déséquilibres, mais aussi au divorce ville/port.
« Le Valparaíso du XXIème siècle s’imposera grâce à la richesse singulière de l’intégration cohérente de ses multiples forces productives […]. Le port doit céder la place à la ville-port, de manière penser son activité dans une complémentarité vertueuse et redistributive avec la ville et ses habitants. »
Dernier élément positif, le nouveau PLADECO insiste sur la multiplication des procédures de concertation et sur l’inclusion des habitant·e·s dans la construction du projet.
« Il est nécessaire de construire un nouveau projet de ville qui rende la souveraineté aux habitants. »
Bien que le processus d’élaboration de ce nouveau projet de ville ait fait l’objet de divers cas de corruption ou de financements irréguliers, ses objectifs - s’ils sont menés à leur terme - représentent indubitablement un véritable progrès pour la ville de Valparaíso et ses sympathiques habitant·e·s.
Article réalisé par Mila Praderie dans le cadre du cours “d’Études de Cas” dispensé par Jean Debrie en première année du Magistère Aménagement (2020-2021), à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
En 2019, Valparaíso est la capitale de région chilienne au pire taux de chômage (11% contre une moyenne nationale de 7%).
Le nombre de travailleurs portuaires est passé de 10 000 à 4 000 entre 1985 et 2000, le port ne connaît plus d’extensions depuis les années 1980, et son tonnage est faible par rapport à d’autres villes.
Cette citation et les suivantes sont des traductions personnelles.
BIBLIOGRAPHIE
CASELLAS A. & VERGARA-CONSTELA C., « Políticas estatales y transformación urbana : ¿hacia un proceso de gentrificación en Valparaíso, Chile? », EURE, 2016.
CHAREYRON G., DA RUGNA J. & JACQUOT S., « Les lieux touristiques de Valparaíso à partir des photographies postées sur les réseaux sociaux », 2013 : https://journals.openedition.org/viatourism/2859.
COFRÉ CATALÀN L., Gentrificación y sus hitos de cambio en la ciudad de Valparaíso 2000-2013: Estudio de casos aplicados en Barrio Cerro Alegre/Concepción y Barrio Puerto, 2015.
GONZALEZ LAGOS R.E., Vivir entre la obsolescencia y la renovación urbana : el caso de la zona tipica de Valparaíso, 2008.
JACQUOT S., « Patrimoines et conflits dans les Cerros Alegre et Concepción », 2001.
JACQUOT S.,« Réhabilitations et transformations des espaces historiques : Gênes et Valparaíso », 2003.
JACQUOT S., Enjeux publics et privés du réinvestissement des espaces historiques centraux, une étude comparée de Gênes, Valparaíso et Liverpool, 2007.
JACQUOT S., « Valparaíso : l’émergence controversée d’une destination du tourisme culturel », IdeAs, 2018.
LÉVY J. & LUSSAULT M. (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003.
SITOGRAPHIE
El Mercurio de Valparaíso (presse locale) : https://www.mercuriovalpo.cl/
Municipalité de Valparaíso : https://www.municipalidaddevalparaiso.cl/
Empresa Portuaria de Valparaíso : https://www.puertovalparaiso.cl/
Comments